Vinci écarte un dirigeant trop bavard au Cambodge

01 février 2013 | Par Jade Lindgaard (MEDIAPART)

 

En amont de cette enquête, j’ai été destinataire de certains mails envoyés par Philippe Laurent à divers dirigeants et responsables syndicaux de Vinci. À partir de ces quelques missives, j’ai commencé une enquête sur le fonctionnement des concessions aéroportuaires du groupe au Cambodge. C’est ainsi que je suis entrée en contact avec plusieurs personnes, anciens collaborateurs de la concession, ou toujours en place pour certains. Tous m’ont parlé sous le sceau de la plus grande confidentialité. C’est pourquoi, aucun nom n’apparaît dans l’article, et que j’entretiens à dessein un flou sur la nature exacte de leur fonction.

 

Comme par ailleurs j’ai pu obtenir un certain nombre de documents étayant leurs dires (en partie publiés dans cet article), j’ai considéré que, même anonymes, leurs témoignages méritaient d’être publiés, car factuels et précis.

J’ai également contacté le référent éthique de Vinci, Jean-François Gouédard, le président de SCA/CAMS Louis-Roch Burgard ainsi que le président de Vinci Airports, Nicolas Notebaert. Aucun d’entre eux ne m’a répondu. En revanche, le directeur de la communication du groupe, Maxence Naouri, a répondu par écrit à mes questions à quatre reprises. Tout en souhaitant que « nous ayons l’occasion un jour d’échanger sur des sujets autres que polémiques ».

 

Que se passe-t-il à l’aéroport international de Phnom Penh ? Depuis novembre dernier l’aérogare vit au rythme du différend qui oppose son ex-secrétaire général et directeur des ressources humaines, Philippe Laurent, à son employeur Cambodia Airports. Ce conflit du travail n’agiterait que la communauté des expatriés français si le concessionnaire du site n’était le groupe Vinci, n°2 mondial du BTP (37 milliards d’euros de chiffre d’affaires en 2011).

 

Ce cadre dirigeant, aujourd’hui licencié, accuse la multinationale d’infractions à la charte éthique et d’escroqueries, de non-respect du code du travail, de harcèlement professionnel et discriminations. Il expose ses griefs dans des courriers électroniques largement diffusés au sein du groupe, et dont Mediapart a obtenu copie.

Dans ses missives fleuves au ton souvent enflammé, Philippe Laurent ne se contente pas de critiquer les libertés que son ancien employeur prendrait avec le droit du travail. Il dénonce aussi des dysfonctionnements comptables et financiers, et reproche à Vinci diverses infractions aux codes civil et pénal. En octobre dernier, il a cherché à bloquer un projet d’accord concernant la première phase d’importants travaux d’extension des terminaux de Phnom Penh (un peu moins de 2 millions de passagers par an) et Siem Reap, qui pourraient se chiffrer au total à 85 millions de dollars.

 

Ce « memorandum of understanding » (« MOU ») prévoit un investissement de près de 5 millions de dollars (3,7 millions d’euros) en études sur la conception et la maîtrise d’œuvre des agrandissements de bâtiments. Il a été signé en septembre dernier, entre Cambodia airports, Vinci Airports, Vinci construction grands projets (VCGP) et une filiale de Muhibbah, le partenaire malaisien de la concession. Mediapart s’est procuré une page du contrat censuré par le secrétaire général de la concession.

On y lit des annotations manuscrites, datées du 2 octobre 2012 : « Les conditions habituelles de paiement sont de 30 à 45 jours pour les aéroports du Cambodge, et non de sept jours après facture. ». Mais aussi que « le service juridique a été tenu à l’écart de ces négociations » et que l’accord « est rejeté en l’absence d’autres informations ». Le juriste ajoute, toujours à la main, une série de questions : où sont les garanties bancaires pour les 34 mois de durée des travaux ? Qui reçoit les paiements, répartis selon quels pourcentages et à quelles échéances ? Quelle est l’entité légale de facturation ?

 

Autre critique : le projet de contrat impose aux signataires des délais de paiement anormalement courts : « sept jours après facture ». Il établit aussi un échéancier de versement en vertu duquel près de 3,2 millions de dollars (2,3 millions d’euros) auraient déjà dû être versés au 30 janvier 2013.

Un mois après avoir mis son veto sur le MOU, Philippe Laurent apprend que le groupe met fin à son affectation au Cambodge, qu’il se retrouve dispensé de toute activité. Il a ensuite été formellement licencié, quinze jours après avoir demandé la résiliation judiciaire de son contrat de travail devant le conseil de prud’hommes des Hauts-de-Seine. L’audience est programmée la semaine prochaine. En mai, il avait déjà reçu une mise en demeure de quitter le pays par le dirigeant de Cambodia Airports. Pourtant, cinq mois plus tôt, en janvier, sa direction lui demandait de rester de 18 à 24 mois supplémentaires.

 

Selon la direction de la communication du groupe : « Sachez que chez Vinci Concessions, les expatriés français reviennent en France tous les 4 ou 5 ans. Monsieur Philippe Laurent se trouvait dans cette situation puisqu’il occupait son poste au Cambodge depuis 4 ans et demi. Informé de cette procédure de retour programmée, M. Philippe Laurent a refusé ce retour et a commencé à répandre des rumeurs malveillantes à l’encontre de nos activités au Cambodge. Suite à ces allégations, que nous réfutons avec la plus grande fermeté, nous n’avons pas eu d’autres choix que d’entamer une procédure de licenciement à son encontre. »

 

Saisi par Philippe Laurent, le référent éthique du groupe, Jean-François Gouédard, a conclu qu’aucun élément factuel et tangible n’appuyait sa saisine. En conséquence, il a clos le dossier. Par ailleurs, la holding regroupant les activités comptables et financières des trois aéroports, la SCA, a été auditée en décembre dernier. « Cet audit, réalisé par un cabinet externe indépendant, n’a pas identifié de pratiques non conformes », déclare la direction de la communication de Vinci.

 

« C’est impossible que cela coûte aussi cher »

 

Philippe Laurent n’est pas le seul collaborateur de Cambodia Airports à s’étonner du contenu du projet d’accord sur les études de maîtrise d’Å“uvre. Son montant suscite aussi des interrogations. « C’est impossible que cela coûte aussi cher. Il n’y a pas de telles choses dans notre business », bondit un technicien en poste sur place.

Ce type d’études « représente habituellement entre 1,5 et 3,5 % du coût total des travaux, selon la complexité de l’ouvrage », explique l’expert d’un groupe concurrent, qui lui aussi souhaite rester anonyme. Cet étiage est confirmé par ce site de conseil en travaux (voir ici), qui fixe les honoraires du maître d’œuvre pour les esquisses et l’avant-projet à environ 3 % du montant global des travaux.

« Au Cambodge, le coût des travaux est faible car le personnel (architecte et ingénieur) coûte quatre fois moins qu’en Europe. Un coût de 4 millions de dollars de design correspondrait à un projet de presque 300M de dollars pour un simple agrandissement de bâtiments, qui ne devrait pas être rétribué à plus de 1,5 % », explique un professionnel rompu aux chantiers internationaux. Or selon la courbe de financement du projet que s’est procurée Mediapart, le montant global du projet pour l’ensemble des travaux d’agrandissement atteint 85 millions de dollars, soit 3,5 fois moins.

 

Au demeurant, ce montant global de 85 millions de dollars lui aussi étonne les collaborateurs de Cambodia Airports qui se sont confiés à Mediapart. Il n’est pas conforme aux prix auxquels aboutissent habituellement les appels d’offres, décrit un technicien. Selon nos informations, en 2010, un devis sommaire des travaux d’extension du seul aéroport de Phnom Penh International chiffrait l’investissement à 25 millions de dollars, presque moitié moins que la somme prévue aujourd’hui par le tableau financier de VCGP.

Les travaux prévus par ce projet d’accord sont-ils surfacturés ? « Je ne vois pas pourquoi ils paieraient une surfacturation », s’étonne un ancien technicien, toujours employé par Vinci mais ailleurs : « Dans ce type de concession, l’argent se gagne à la fin. Pourquoi dépenserait-il l’argent qu’ils devraient au contraire garder? Vinci contrôle tout, c’est très surveillé. »

 

Mais Mediapart a recueilli trois témoignages dénonçant l’existence, sur certaines commandes d’équipements et certains travaux, pas tous, de factures gonflées par rapport aux prix du marché. Selon un technicien encore sur place : « Il y a de la surfacturation sur certains projets. Je le sais car nous avons des données, on peut certainement sentir les prix, savoir combien coûte ceci ou cela. On nous demande de prendre tel ou tel contractor sans appel d’offres. On doit le faire, c’est tout. » Cette pratique est ancienne, selon cette personne.

Pourquoi la concession dépenserait-elle plus d’argent qu’elle ne le doit ? « Ils prennent de l’argent de leur poche gauche pour le mettre dans leur poche droite », veut croire ce témoin. « Nous avons un programme d’audits, internes et externes, régulier, ainsi que des directives managériales et une charte éthique. Nous vérifions régulièrement le respect de ces directives », dément la direction de la communication du groupe.

 

Impossible pour autant de savoir quelles mesures le groupe a prises pour enquêter sur les accusations de Philippe Laurent. Malgré l’insistance de Mediapart, impossible de lire la conclusion du rapport d’audit interne de décembre 2012. « Vous mettez donc en doute la réponse que je vous ai apportée ? Non nous ne communiquons pas les éléments d’audit de nos sociétés à la presse », répond le responsable de la communication.

 

« C’est très difficile de juger s’il y a surfacturation parce que ce sont des opérations internes au groupe », analyse un fonctionnaire européen qui collabore avec l’aviation civile cambodgienne. Sur le tableau de financement des travaux d’extension que Mediapart s’est procuré, on lit en effet que la rémunération mensuelle des travaux des aéroports de Phnom Penh et Siem Reap est comptabilisée comme une recette par VCGP, a filiale de construction à l’international du groupe français.

Ils sont à la charge du concessionnaire des aéroports. Vinci rétribue Vinci en somme. « Concernant les investissements d’extension des aérogares existantes, ils seront financés à 100 % par la société concessionnaire, et il est aujourd’hui envisagé de les confier à un groupement Vinci-Muhibbah », ajoute la direction de la communication.

 

Vingt-quatre contrats sans appel d’offres

 

Les travaux d’extension des aérogares de Phnom Penh et Siem Reap seront-ils tarifiés au meilleur prix ? Rien n’est moins sûr, en réalité. Car le « memorandum of understanding » a été signé sans appel d’offres, selon un document qu’a obtenu Mediapart.

Dans ce tableau réalisé par les services de Cambodia Airports, apparaissent les intitulés de 24 contrats passés de gré à gré (« with only one quotation ») entre avril et novembre 2012. Les montants de trois d’entre eux se chiffrent en millions de dollars : le renforcement de la piste de Sihanoukville (3 millions de dollars, soit 2,2 millions d’euros), l’extension de l’aire de stationnement des avions (3,7 millions de dollars, soit 2,7 millions d’euros) et l’étude de maîtrise d’œuvre de l’extension de Phnom Penh et Siem Reap. « C’est illégal car il s’agit de marchés publics », analyse un juriste consulté par Mediapart.

 

L’agrandissement des parkings de l’aile ouest de l’aéroport de la capitale (pour 3,7 millions de dollars) a rencontré des difficultés techniques. Démarrés trop tard, en pleine saison des pluies, les travaux ont dû être précipités afin qu’ils soient terminés à temps pour le sommet de l’Asean – en novembre dernier à Phom Penh.

Pas de chance pour le nouveau directeur technique, sans expérience aéroportuaire, qui s’est vu livrer un parking conforme aux normes autoroutières et pas aux critères aériens, selon le témoignage d’un technicien. « Il se peut que sur certaines parties du parking, la densité du sable et du béton n’ait pas toujours été vérifiée », confirme un expert qui s’est rendu sur place.

Au risque que des roues d’aéronefs traversent l’asphalte ? « Comme l’aéroport est condamné d’ici 20, 25 ans, il y a très peu de chance que cela arrive », poursuit l’observateur, extérieur au groupe. « Quand on reçoit un parking d’avions, il faut faire prendre des mesures de portance par un bureau d’études indépendant et assurer le suivi des travaux, explique le fonctionnaire européen. Si Cambodia Airports assure ces mesures d’expertise, ils ne les communiquent pas régulièrement à l’autorité de surveillance. »

 

« Vinci fait ce qu’il veut »

 

Loin des regards hexagonaux, les trois aéroports cambodgiens de Vinci (Phnom Penh, Siem Reap – à proximité du site touristique d’Angkor – et Sihanoukville) représentent un enjeu majeur pour l’activité aéroportuaire du groupe. Héritée de Dumez-GTM (fusionné à Vinci en 2000), la concession dégage un chiffre d’affaires d’environ 71 millions d’euros par an, soit pas loin de la moitié du chiffre d’affaires global de Vinci Airports en 2011, autour de 150 millions d’euros – cet équilibre devrait changer avec le rachat d’une dizaine d’aéroports portugais fin 2012.

Ce partenariat public-privé avec l’État khmer est détenu à 70 % par Vinci, en joint-venture avec le groupe malaisien de construction Muhibbah. Les sociétés en charge des sites et de leurs personnels sont présidées par Louis-Roch Burgard, qui vient d’accéder à la tête de Vinci Concessions.

Les sites cambodgiens sont pilotés depuis Rueil-Malmaison, siège du groupe, par Nicolas Notebaert, le président de Vinci Airports, qui préside aussi aux destinées d’Aéroport du Grand Ouest (AGO), la filiale de Vinci qui a obtenu la concession de Notre-Dame-des-Landes. Malgré les 10 000 kilomètres séparant le Cambodge de la France, l’affaire Cambodia Airports concerne donc directement la direction de ce fleuron de l’industrie française.

Ce sujet pourrait être abordé par Jean-Marc Ayrault lors de sa visite au Cambodge du 2 au 4 février, pour la cérémonie de crémation de l’ex-roi du Cambodge Norodom Sihanouk.

 

Signée il y a quinze ans entre Vinci et le Cambodge, la concession des trois aéroports est régie par un contrat de type « BOT » : « Build, operate and transfer ». Cela signifie que « Vinci fait ce qu’il veut, et n’a de compte à rendre à personne, pas même à l’État khmer », explique un expert indépendant en droit aéroportuaire. Les relations entre les deux parties seraient différentes si le contrat était un « BCT », pour « build, corporate and transfer ». Ainsi, l’économie de ce pays pauvre ne bénéficie pas de la hausse – constante – du trafic aérien, qui enrichit par contre l’exploitant grâce aux taxes d’aéroport. À l’issue de la concession, si l’État souhaite reprendre la gestion de ces équipements, il devra dédommager le concessionnaire à la hauteur de ses investissements.

 

Cambodia Airports a donc financièrement intérêt à inscrire les montants de dépenses les plus élevés possible dans ses comptes. Ce serait une façon de « valoriser » son capital. Pour ce spécialiste qui connaît bien le Cambodge, « Vinci a eu un contrat royal pendant quinze ans, il lui faut apprendre à y associer les Cambodgiens ».

L’« affaire Philippe Laurent » semble être remontée jusqu’au conseil des ministres du Cambodge. Nicolas Notebaert, le président de Vinci Airports, s’est rendu au Cambodge mi-janvier, où il a été reçu par le conseil des ministres pour parler de l’avenir de la concession, prévue jusqu’en 2040. Une semaine plus tard, l’airport committee, la réunion mensuelle de direction de la concession en présence des responsables français de la concession, semble s’être déroulé dans un climat tendu. Selon nos informations, un représentant du vice-premier ministre cambodgien a demandé le gel des investissements jusqu’à nouvel ordre. Le contrat des travaux d’extension n’a toujours pas été signé.

 

Depuis 2008, la direction de la multinationale en France est régulièrement alertée d’anomalies de gestion et de comptabilité dans sa filiale cambodgienne. Sur place, les dirigeants se succèdent, souvent sans expérience préalable dans le secteur aéroportuaire – le nouveau PDG de Cambodia Airports est un ancien directeur commercial de Thalès – à un rythme soutenu. Contacté par Mediapart, le gouvernement khmer affirme « ne pas être saisi du sujet, il s’agit d’une question franco-française ». Mais en fonction de l’évolution de ses discussions avec la multinationale française, il ne paraît pas exclu qu’il diligente une enquête. Le niveau de la corruption au Cambodge est l’un des plus élevés au monde, selon l’ONG Transparency international.

Mais quelle que soit l’influence du contexte local sur la gestion des aéroports cambodgiens de Vinci, c’est bien encore une fois la question des partenariats publics-privés, et des avantages infinis qu’ils accordent aux grandes entreprises concessionnaires, qui est posée.

 

Catherine RADIGUER