Des salariés à 2,86 euros de l’heure

REPORTAGE – Il y aurait quelque 300.000 travailleurs européens détachés en France, notamment sur des chantiers auvergnats. Un dumping social qui ne dit pas son nom.

 

Article du JDD

 

Laurent Dias, délégué CGT (de face à droite), informe les salariés hongrois de leurs droits, à l’entrée d’un chantier. (Bernard Bisson/JDD)

 

Son coffre est rempli de plaquettes éditées en roumain, en portugais, en polonais. Chacune porte un petit drapeau et une inscription : “Les mêmes droits pour tous”. Le jour se lève à peine lorsque Laurent Dias, délégué CGT Auvergne, déballe son matériel pour “tracter” devant un chantier, en périphérie de Clermont-Ferrand. Une vieille voiture immatriculée en Hongrie déboule sur le parking. Cinq ouvriers sortent, en casques blancs et habits de travail. Certains sont arrivés en France il y a deux ans, d’autres il y a cinq ans ! Tous sont plaquistes, logés dans un gîte à Saint-Nectaire, à trois quarts d’heure de route, employés par une cascade de sous-traitants : une entreprise de l’ouest de la France en cheville avec un recruteur hongrois, un sous-traitant auvergnat et au bout de la chaîne, un grand groupe de BTP… “Vous êtes bien payés? entame le cégétiste. Vous avez un panier-repas le midi?” – “C’est difficile”, répond l’un d’entre eux. “Si vous avez un problème, mon numéro est ici. Appelez-moi…”

 

“Le nouvel esclave moderne”

Laurent Dias explore le visage le plus dur de l’Europe sociale. Quelque 300.000 “travailleurs détachés” sont employés chaque année en France, dont 150.000 non déclarés, selon deux rapports rédigés ce printemps par le Sénat et l’Assemblée nationale. La pratique vise à faciliter le prêt de main-d’œuvre, notamment dans la construction et l’agroalimentaire, secteurs frappés par une pénurie en France. Elle est encadrée par une directive européenne de 1996 : les règles du pays d’accueil s’appliquent au salarié détaché pour le salaire et le temps de travail, mais les cotisations sociales – généralement moindres qu’en France – sont payées dans le pays d’origine. “L’écart de coût peut atteindre jusqu’à 30 %”, souligne le sénateur communiste Éric Bocquet, qui dénonce une “évasion sociale” au même titre que l’évasion fiscale. Jusqu’ici silencieuse, la Fédération française du bâtiment chiffre le manque à gagner en cotisations, pour son secteur, entre 300 à 400 millions d’euros par an.

Lorsqu’ils ne sont pas déclarés, ces employés au rabais sont souvent payés en dessous du smic, travaillent plus longtemps et échappent au contrôle de la médecine du travail… “Le travailleur low cost devient le nouvel esclave moderne”, regrettent les députés Gilles Savary, Chantal Guittet (PS) et Michel Piron (UDI) dans leur rapport. 

 

Les syndicats européens manifestent mercredi

Le syndicaliste Laurent Dias espère, lui, aller jusqu’au procès dans le dossier du Grand Carré de Jaude, complexe immobilier au centre de Clermont-Ferrand, où des salariés recrutés par une société écran portugaise se sont retrouvés rémunérés… 2,86 euros de l’heure! “Dans les années 1960, les Portugais avaient un salaire correct, rappelle ce fils de réfugiés politiques. Aujourd’hui, la nouvelle immigration est payée au lance-pierre.”

La nuit, le délégué CGT continue de sillonner le département pour informer les travailleurs de leurs droits. “Certains dorment dans des voitures pour faire des économies. Les grands groupes s’en foutent, du moment qu’ils ne sont pas pénalisés!” Chaque maillon de la chaîne de recrutement se renvoie la balle. “S’interdire d’employer des travailleurs détachés est impossible, affirme le salarié d’un constructeur. Nous sommes dans un marché compétitif, c’est la pratique la plus économique. Cela va deux fois plus vite et c’est deux fois moins cher…”

 

C’est bien ce qui gêne la ministre de l’Artisanat et du Commerce, Sylvia Pinel, qui doit faire des propositions avant l’été sur ce sujet, également au menu de la conférence sociale des 20 et 21 juin. “Nous renforcerons les contrôles dans les prochains mois, assure-t-elle. Nous devons aussi mener un travail de sensibilisation auprès des collectivités locales pour indiquer que, derrière une offre plus basse, il peut y avoir de la sous-traitance en cascade…” Laurent Dias, lui, manifestera mercredi devant le Parlement européen, à Strasbourg, avec ses homologues venus de toute l’Europe, pour dénoncer le projet de refonte de la directive, insuffisant à leurs yeux. Les banderoles sont déjà prêtes, quadrillées du slogan “Halte au dumping social”. En français, en portugais, en polonais…

 

 

Camille Neveux, envoyée spéciale à Clermont-Ferrand (Puy-de-Dôme) – Le Journal du Dimanche