Droit du travail et chantage à l’emploi chez Bouygues TP

Editorial du « Monde ». On peut juger le code du travail trop lourd et vouloir le simplifier, mais on ne peut s’affranchir impunément de ses règles. Il en est ainsi pour les travailleurs détachés de l’étranger employés par des entreprises françaises. Pour leur salaire et leur durée de travail, ils sont soumis au droit du travail français, mais leurs employeurs sont exonérés de cotisations sociales, qui restent dues dans leur pays d’origine. C’est donc une main-d’œuvre bon marché : le travailleur détaché coûte 30 % moins cher.


Pour avoir eu « recours aux services d’une entreprise pratiquant le travail dissimulé, prêt illicite de main-d’œuvre et marchandage », en employant, entre 2008 et 2011, 163 salariés polonais et 297 Roumains sans couverture sociale et médicale sur le chantier du réacteur nucléaire EPR de Flamanville, le groupe Bouygues Travaux publics a été condamné, mardi 7 juillet, par le tribunal correctionnel de Cherbourg à 25 000 euros d’amende. Une pichenette.

 

Cette décision de justice, au terme d’une enquête de trois ans, est l’épilogue du plus important procès jamais tenu en France sur l’emploi de travailleurs détachés. Bouygues avait fait appel à plusieurs sous-traitants comme l’agence d’intérim Atlanco, d’origine irlandaise et basée à Chypre, qui fait l’objet de multiples poursuites et dont la justice a perdu la trace, et le groupe roumain Elco Construct. Avec Bouygues, ce sont au total cinq sociétés qui sont condamnées à des amendes oscillant entre 5 000 et 70 000 euros. Le groupe de BTP, affirmant ne pas être au courant de la situation anormale de ses sous-traitants, a fait appel.

 

Clémence

 

La clémence des juges de Cherbourg est d’autant plus étonnante que les pouvoirs publics ont récemment décidé de renforcer les sanctions contre le travail illégal. Fin 2013, la France avait été en pointe pour obtenir de l’Union européenne un meilleur encadrement de l’emploi de travailleurs détachés, en introduisant la responsabilité du donneur d’ordre en cas de fraude par un prestataire. Si l’emploi de travailleurs détachés − on en comptait sur notre sol 230 000 en 2014, dont 37 % dans le BTP, contre 7 500 en 2000 − est légal, une partie d’entre eux bascule dans le travail illégal. C’est contre cette fraude au détachement que le gouvernement entend lutter. Pour Manuel Valls, « une réaction forte et rapide s’impose » face à des entreprises qui « s’affranchissent des règles pour employer des salariés venus de toute l’Europe, dans des conditions parfois inacceptables ». La loi Macron va porter l’amende maximale pour fraude au détachement de 150 000 euros aujourd’hui à 500 000.

 

Mais le respect du droit du travail est bien fragile quand il fait l’objet d’un chantage à l’emploi. A Cherbourg, le procureur avait requis une amende de 150 000 euros, qui, finalement, a été six fois moindre. Pourquoi un tel écart ? Une amende supérieure à 30 000 euros aurait entraîné l’exclusion automatique de Bouygues de l’accès aux marchés publics. En d’autres termes, une condamnation à la hauteur de ce que prévoit la législation actuelle se serait traduite par un cortège de licenciements. Cet argument massue de l’emploi a été admis par l’avocat de la CGT, partie civile, même si des militants du syndicat se sont insurgés contre cette clémence. Si la lutte contre le travail illégal s’arrête dès que l’emploi légal est en péril, de telles pratiques abusives ont encore de beaux jours devant elles.