EDF paie 220 000 euros le silence sur un accident du travail
8 JANVIER 2016 | PAR PASCALE PASCARIELLO – MEDIAPART.
Pour qu’elle renonce à toute poursuite devant les tribunaux et à toute action pouvant nuire à « la réputation » d’EDF, 220 000 euros ont été versés à la veuve d’un ouvrier décédé sur le chantier du terminal méthanier de Dunkerque. Deux autres ouvriers y sont morts depuis.
Avec plus de 1 200 salariés, et pour un coût de 1,5 milliard d’euros, le chantier du terminal méthanier à Dunkerque est le deuxième plus gros projet industriel de France. Commencée en 2012, la construction du futur terminal de gaz doit s’achever au printemps 2016. Pour diriger ce projet, EDF s’est associé à Total et Fluxys, opérateur belge spécialisé dans le transport de gaz naturel, en créant une coentreprise, Dunkerque LNG, dont EDF reste le principale actionnaire (65 %) et donc responsable du chantier.
Présentée en 2011 comme la réponse gouvernementale pour lutter contre le chômage dans la région de Dunkerque, dont le taux avoisine 14 %, la construction du futur méthanier est vite devenue un modèle de dumping social. Sur 1 300 salariés, on estime que 800 sont des travailleurs dits « détachés », rattachés au régime de leur pays, Roumanie ou Portugal, où les cotisations sociales sont plus basses. Dès décembre 2013, la CGT révèle que certains ouvriers travaillent 60 heures par semaine, six jours sur sept et que d’autres ne sont payés que 600 euros. Le chantier est un « exemple de la surexploitation des salariés détachés », selon les termes de Jean-Jacques Cordelier, député du Nord, dans un courrier adressé, le 11 décembre 2013, à Michel Sapin, alors ministre du travail.
À quelques mois des élections municipales, pour éteindre l’incendie, Michel Sapin, accompagné de Manuels Valls, alors ministre de l’intérieur, se rend sur le chantier. Mais le 19 décembre 2013, jour de la visite ministérielle, un grand nombre de salariés détachés recevront l’ordre de ne pas venir travailler et de rester dans leur camping… Loin d’inciter EDF à revoir les conditions de travail et de sécurité sur le chantier, ce travestissement de la réalité à des fins médiatiques confortera l’électricien dans ses choix. Difficile pour le groupe public de se passer d’une main-d’œuvre à bas coût et flexible alors que les travaux accusent cinq mois de retard.
Mais jusqu’où est prêt à aller EDF pour finir le futur port méthanier, qui doit lui assurer l’accès à de nouveaux marchés en Europe du Nord ?
Ce cynisme a peut-être trouvé son paroxysme lors du décès d’un travailleur détaché. Le 22 juillet 2014, six mois seulement après les alertes lancées sur les conditions de travail et la sécurité du chantier, Antonio R., soudeur âgé de 41 ans, meurt asphyxié. Recruté au Portugal par Globatemp, une société d’intérim, il travaillait depuis mai 2014 sur le futur terminal, pour SMM, un sous-traitant d’EDF, spécialisé dans les montages mécaniques.
Le 22 juillet, accompagné de deux collègues, ce salarié se rend sur le dôme de l’un des futurs réservoirs, à 50 mètres de hauteur, pour effectuer une soudure sur un tuyau. Une fois l’opération terminée, l’équipe tente alors de retirer des baudruches placées à l’intérieur du conduit, à l’aide de câbles placés à l’extérieur, mais les baudruches restent coincées. Les témoignages qui décrivent la suite de l’accident sont contradictoires et ne permettent pas de savoir ce qui s’est précisément passé.
D’après les premières déclarations d’EDF et des entreprises sous-traitantes, les deux collègues du soudeur seraient partis chercher le chef d’équipe afin de trouver une solution. Plusieurs heures plus tard, le corps d’Antonio R. est découvert à l’intérieur du tuyau. Il est décédé par asphyxie, comme le confirme le rapport d’autopsie : « La mort est la conséquence d’un syndrome asphyxique induit par une hypoxie [manque d’oxygène] en milieu confiné. »
Est-ce qu’Antonio R. a pris l’initiative d’entrer seul dans le tuyau pour décoincer les baudruches ou l’a-t-il fait sur ordre ? Avait-il connaissance des risques d’asphyxie qu’il courait ? Avait-il reçu la formation pour ce type d’intervention ? Ce danger était-il affiché comme le règlement l’oblige ? Ce tuyau était-il fermé comme il l’aurait dû l’être ? Était-il vraiment seul ?
Une enquête préliminaire ouverte par le parquet de Dunkerque doit répondre à ces questions et établir la part de responsabilité des entreprises impliquées, dont EDF. À ce jour, l’inspection du travail n’a toujours pas rendu ses conclusions.
Mais sans en attendre le résultat, EDF s’est empressé de se préserver de toute poursuite judiciaire de la part de la veuve et, espérait-il, de retentissements médiatiques. Dès septembre 2014, des échanges ont lieu entre EDF, les syndicats et l’épouse du défunt. Il est d’abord question de la prise en charge financière du rapatriement du corps et des obsèques. L’ensemble des entreprises verse, pour cela, 30 000 euros.
Si, dans un premier temps, EDF joue les intermédiaires entre la veuve et les entreprises de sous-traitance impliquées dans l’accident mortel, son rôle devient de plus en plus compromettant. Le premier électricien de France prend une part centrale dans les négociations et en obtient des avantages non négligeables. C’est dans les propres locaux de la direction d’EDF à Lille qu’est décidée l’élaboration d’une transaction, en décembre 2014, en présence de deux responsables d’EDF, de SMM, l’entreprise sous-traitante employant le salarié et de Generali, compagnie d’assurances. Cette transaction est signée le 23 janvier 2015, par la veuve, SMM et Generali. Étonnamment, EDF ne la signe pas, mais son nom, via sa filiale Dunkerque LNG, responsable du chantier, apparaît dans les clauses les plus déterminantes.
Ainsi, en échange de 220 000 euros et, selon les clauses de la transaction que Mediapart a pu se procurer, l’épouse du défunt s’engage à « mettre fin à toute contestation née ou à naître », à « ne plus formuler aucun grief et/ou réclamation », à « s’abstenir de tout acte qui serait de nature à porter atteinte ou à nuire à la réputation ou à l’image » de EDF. Et comme si cela ne suffisait pas, EDF négocie que la veuve renonce à « se constituer partie civile et à exercer l’action civile devant les juridictions pénales françaises, portugaises et toute autre juridiction étrangère » à l’encontre d’EDF, et certifie « ne pas témoigner ou transmettre des documents de quelque nature qu’ils soient ou fournir toutes informations à tous tiers en situation de litige, présent, passé ou à venir » avec EDF.
EDF a bien tenté de se protéger, en évitant de faire partie des signataires et en laissant son sous-traitant, SMM, verser les 220 000 euros. Mais après avoir mené les négociations et en figurant dans les clauses essentielles de cette transaction, le groupe public pourra difficilement prouver qu’il n’était pas à la manœuvre. Autour de la table des négociations, aux côtés de Générali, l’une des trois plus grandes sociétés d’assurances au monde, EDF, mastodonte de l’énergie, demande donc à la veuve d’un ouvrier de renoncer à ses droits en échange de 220 000 euros, somme bien dérisoire pour la multinationale, qui affichait 3,7 milliards de bénéfices en 2014. Tel est donc le prix d’une vie sur un chantier.
Sur les fiches de paie que Mediapart a pu se procurer, le salaire de base d’Antonio R. est de 1 470 euros brut pour 35 heures. Lui travaillait, en moyenne, plus de 55 heures par semaine pour un salaire de 2 300 euros. Outre ces cadences de travail dangereuses, les premières observations faites suite au décès révèlent de lourds manquements aux règles de sécurité.
Les espaces dits « confinés » comme le tuyau de 90 cm de diamètre dans lequel s’est rendu Antonio R. doivent être fermés, n’étant pas conçus pour être occupés. Les opérations qui s’y déroulent sont exceptionnelles et encadrées par une procédure particulière : il faut, notamment, disposer d’un oxygènemètre pour contrôler la teneur de l’air en oxygène et être accompagné de deux autres personnes pouvant porter assistance en cas d’accident. Or, dans les comptes rendus d’EDF des réunions du comité d’hygiène et de sécurité (CHSCT), aucune mention n’est faite sur la présence ou l’utilisation par le soudeur d’oxygènemètre. Plus grave, parmi les conclusions, figure la nécessité de mener, suite au décès, « une réflexion sur l’équipement systématique des équipes avec un oxygènemètre portatif ». Preuve que ce n’était pas prévu jusque-là.
Lorsque le soudeur a été retrouvé, il ne portait aucun appareil respiratoire adapté. L’une des questions est de savoir si EDF en avait mis à disposition, en exigeait auprès des sous-traitants ou si les salariés étaient informés de l’obligation d’en porter. On peut en douter puisque, seulement 15 jours après le décès, un accident similaire se produit. À nouveau, un ouvrier entre dans un tuyau, sans en mesurer la teneur en oxygène et sans équipement. Les mêmes causes provoquent les mêmes effets : il perd connaissance. Par chance, deux de ses collègues parviendront à le secourir et il sera conduit aux urgences.
De l’aveu même d’EDF dans le rapport d’une réunion du 19 septembre 2014, que Mediapart a pu se procurer, c’est suite à l’accident mortel d’Antonio R. que des mesures de sécurité sont mises en place : le renforcement des fermetures des espaces confinés, comme les tuyaux, la signalisation systématique des dangers encourus, ainsi que des protocoles réglementaires pour les ouvrir et y entrer. Ces dispositifs sont obligatoires mais faisaient défaut lors du décès d’Antonio R.
L’enquête ouverte par Éric Fouard, procureur de la République de Dunkerque, est encore en cours. Selon un responsable CGT proche du dossier, contacté par Mediapart :
« Nous avions alerté qu’Antonio R. avait fait entre 55 et 67 heures par semaines, ce qui est incompatible avec le respect de la santé physique et psychologique des salariés et leur capacité à être vigilant sur des interventions dangereuses par nature. Nous estimions dès lors qu’EDF aurait tout mis en œuvre pour avoir des conditions de travail optimales sur le chantier. Mais, on s’est fait avoir. EDF n’a pas voulu prendre en compte les dégradations des conditions de travail. Et nous avons été horrifiés en apprenant deux nouveaux accidents mortels sur le chantier, en juin et juillet derniers. »
En moins d’un an et, depuis l’accident qui a coûté la vie à Antonio R., deux autres ouvriers ont trouvé la mort sur le chantier. Les enquêtes, elles, piétinent ou sont rapidement classées sans suite.
Un exemple : le 22 juin 2015, aux alentours de 14 heures, Gheorge C., 44 ans, ouvrier roumain, est retrouvé mort dans son camping. Dans la matinée, pris d’un malaise sur le chantier, Gheorge C. se rend à l’infirmerie. Là, bien qu’aucun médecin ne l’ait examiné, il est déclaré apte à retourner travailler. Se plaignant à nouveau de douleurs persistantes, il est renvoyé directement dans son mobil home, sans aucune assistance médicale. Il y décédera quelques heures plus tard. Le médecin légiste n’estime pas nécessaire de pratiquer une autopsie. Ainsi, aucune recherche n’est faite pour déterminer si la cause du décès pourrait être en lien avec les symptômes signalés le matin même sur son lieu de travail. Mediapart a pu se procurer le dossier de l’enquête. Classée sans suite.
Après s’être assuré du silence de la veuve à la suite du premier accident mortel sur le chantier, EDF semble bénéficier d’une certaine clémence au détriment des salariés qui n’ont pas vu leur sécurité renforcée. Contacté par Mediapart sur la transaction passée avec la compagne de Antonio R., EDF s’est retranché derrière son silence, refusant tout commentaire.
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