Travail dissimulé sur l’EPR : Bouygues en sursis

Un patron voyou aux abonnés absents et le procès de l’EPR est encore reporté. Bouygues TP, ses filiales, Welbond et les entreprises d’intérim étrangères poursuivis pour travail illégal concernant 460 ouvriers seront convoqués à nouveau devant le tribunal de Cherbourg en mars 2015.

 

« 3000 SALARIÉS ONT TRAVAILLÉ EN MOYENNE À L’EPR EN FONCTION DES PÉRIODES, AVEC 20 À 30 % DE TRAVAILLEURS DÉTACHÉS » DÉCLARE YVES ADELIN, DE LA FNME-CGT

 

Il n’y a pas que le chantier de l’EPR, réacteur nucléaire de troisième génération, qui a pris du retard… Le procès concernant le travail dissimulé sur ce chantier va être à nouveau repoussé. Aujourd’hui, les entreprises Bouygues TP, Atlanco Limited, Elco Construction, Quille Construction et Welbond Armatures devaient répondre pendant trois jours d’une accusation de travail dissimulé concernant pas moins de 460 ouvriers polonais et roumains au tribunal correctionnel de Cherbourg (Manche). Mais les parties civiles (Union syndicale de l’intérim CGT, union départementale CGT Manche, Fédération CGT de la construction) devront attendre. « Voilà encore des artifices juridiques pour tout reporter au prochain mois de mars », dénonce Jacques Tord, ancien coordinateur CGT sur le chantier de l’EPR.

 

En effet, l’une des boîtes d’intérim, Atlanco, est aux abonnés absents. Le président du tribunal a donc annoncé le report du procès puisqu’il n’a pu remettre la convocation à l’entreprise de travail temporaire irlandaise, basée à Chypre, et sous-traitante de 2008 à 2011 du constructeur Bouygues. « Nous savons qu’Atlanco n’est pas une entreprise comme les autres, s’indigne Jean-François Sobecki, l’actuel coordinateur CGT des travailleurs de l’EPR. Elle a déjà été condamnée par le conseil des prud’hommes de Cherbourg en 2014 pour des délits de travail dissimulé. Sa structure juridique complexe avec des sièges et boîtes aux lettres disséminés dans des paradis fiscaux est précisément conçue pour échapper aux règles fixées par les États en matière de droit social. Faudra-t-il rajouter le délit de fuite à la liste déjà longue des infractions constatées? » Les faits reprochés recouvrent la période de juin 2008 à août 2011. Des filiales du groupe Bouygues et Welbond Armatures font appel à des entreprises étrangères d’intérim pour construire l’EPR, au profit du donneur d’ordres EDF. Dès 2009, l’Autorité de sûreté nucléaire les informe de graves irrégularités concernant le détachement de salariés étrangers par Atlanco et Elco.

 

Malgré cela, elles continuent à y avoir recours comme le démontrera en 2011 l’enquête de l’Office centrale de lutte contre le travail illégal (OCLTI), diligenté par le parquet. En 2011, l’Humanité révèle la sous-déclaration des accidents du travail sur le chantier de l’EPR et publie le procès-verbal de l’Autorité de sûreté nucléaire (ASN). Un accident sur quatre n’aurait pas été déclaré. Parallèlement les gendarmes de l’OCLTI décortiquent les relations entre donneurs d’ordres et soustraitants, listant les préjudices faits aux salariés : absence de bulletins de paie, non-respect du Smic, paiement en espèces, périodes non payées, absence de congés payés, durées légales non respectées, absence d’information concernant la convention collective, prise en charge par les salariés de leurs vêtements de travail, d’outils, de leur transport, non-paiement de la prime de précarité, etc.

 

DES COTISATIONS SOCIALES DÉTOURNÉES, ESTIMÉES À 10 MILLIONS D’EUROS

 

Si l’enquête a mis en évidence les délits de travail dissimulé, de prêt illicite de maind’oeuvre, de marchandage, le tribunal devra donc attendre le printemps 2015 pour déterminer maintenant la responsabilité de chacun. Les peines encourues seraient de 225000 euros d’amende, mais les entreprises pourraient se voir réclamer les cotisations sociales détournées, estimées à 10 millions d’euros par l’Urssaf. Le groupe Bouygues pourrait aussi être interdit de marchés publics pendant cinq ans. Surtout, ce procès pourrait faire jurisprudence, et peutêtre influencer la retranscription à venir en France de directives européennes sur les travailleurs détachés. Déjà le 7 novembre 2013, le promoteur immobilier Promogim avait été condamné pour «complicité de travail illégal» en ayant collaboré avec un sous-traitant polonais qui faisait travailler ses ouvriers étrangers illégalement en France.

 

Sur le chantier, le syndicat de site CGT, créé grâce à la coordination en amont de plusieurs fédérations professionnelles CGT, a permis des accès aux chantiers et à des droits. Depuis, le syndicat a «obtenu que chaque salarié obtienne les informations sociales, que le comité de suivi (où siègent les syndicats) ait plus d’informations sur les entreprises présentes sur le site, plus d’éléments sur les accidents du travail. Et maintenant la médecine du travail et l’infirmerie sont complètement indépendantes et non plus contrôlées par Bouygues ». Les travailleurs polonais n’ont pas non plus chômé. En février, 59 d’entre eux obtenaient le règlement de six mois de salaires d’Atlanco. L’entreprise était condamnée pour « travail dissimulé ».

 

Kareen Janselme, L’Humanité, Mardi  21 Octobre 2014